- Performer Name:
- Sgricci
- Performance Venue:
- Paris
- Performance Date:
- Author:
- Madame Charles de Montpezat (Marquise de Taulignan)
- Date Written:
- Language:
- French
- Publication Title:
- Mes Souvenirs du Piémont
- Article Title:
- L’Improvisateur
- Page Numbers:
- 41-49
- Additional Info:
- Publisher:
- Felix Locquin et Compagnie
- Place of Publication:
- Paris
- Date Published:
- 1838
Text:
[41] L’improvisation est le triomphe de la langue italienne; mais, pour improviser, il faut une organisation particulière, qui facilite le développement du génie poétique; même avec ces avantages, l’improvisation est contre nature; on n’en obtient la faculté que par une irritation et une tension de nerfs qui placent celui qui s’y livre dans un état presque surnaturel, tant il dépasse les bornes des facultés ordinaires. Le physiologiste éclairé souffrirait plus qu’il ne jouirait pendant l’improvisation, si elle ne lui offrait un sujet d’observations du plus grand intérêt. Rarement l’improvisateur [42] reste à la même place, il y perdrait beaucoup de ses moyens; il faut qu’il marche, que les gestes accompagnent sa déclamation; ses pas, le mouvement de ses bras, sont tout autant d’impulsions qui concourent à porter à son cerveau toutes les forces qui y deviennent nécessaires. La sueur couvre con front, ses cheveux se hérissent, ses yeux changent de teinte et deviennent vitrés; tout annonce en lui un effort que sa volonté commande à ses organes, qui, en s’y soumettent, sont entraînés dans une surexcitation qui se développe, pour ainsi dire, en proportion de l’ordre qui leur est imposé. Ces effets sont plus sensibles dans une longue improvisation et pour un sujet grave, mais il suffit qu’ils existent pour en faire la remarque. L’improvisateur doit ajouter à la susceptibilité de ses organes et à son talent poétique une grande instruction, pour être à même de traiter des sujets donnés au hasard, et sur lesquels on n’accorde point de préparation. J’ai vu, pendant plusieurs jours, un improvisateur dont le talent était reconnu; sa facilité était si grande, qu’avec quelques instants de repos il aurait pu improviser tout le jour, sur tous les sujets qui pouvaient lui être donnés. Il improvisait quatre heures de suite, sans que le son de sa voix fût altéré et qu’il parût fatigué au moment du repos. Tous les sujets qui lui furent offerts furent également bien traités par lui, quoiqu’il y en eût de très ingrats; [43] il m’en demanda un, et comme j’avais cru remarquer que les inspirations tragiques étaient celles où il brillait davantage, je lui demandai les Fureurs de Médée; il les rendit avec un grand talent et me parut satisfait que j’eusse deviné le genre où il devait produire le plus d’effet.
Les improvisateurs sont en si grand nombre en Italie qu’ils y fixent peu l’attention; si on les fait venir à une fête, c’est pour en augmenter le luxe. Le premier moment où ils sont dans un cercle on les écoute, mais bientôt l’intérêt s’affaiblit, les conversations particulières s’établissent; souvent quelques personnes quittent le salon pour aller au billard, préférant un simple jeu d’adresse à l’observation de l’un des phénomènes les plus étonnants de l’intelligence humains. Entouré d’objets de distraction, l’improvisateur souffre doublement pour s’y soustraire, car il en est de son génie, à qui l’on demande des inspirations soudaines, comme due flambeau qu’on allume: les regards et l’attention son des aliments aussi nécessaires au premier que l’air pur l’est au second; s’il en est autrement, l’un et l’autre s’éteignent. Ces dégoûts augmentent la difficulté de l’improvisation; ils sont autant d’efforts de plus à surmonter pour l’improvisateur, qui sent qu’il ne peut un seul instant perdre de vue son sujet. Après en avoir traité un, il en demande bien vite un autre; mais, soit [44] le désir de lui accorder du repos ou l’indécision du choix, on le laisse quelque temps avant de prononcer, sans réfléchir que ce délai l’expose à une fatigue bien plus grande que s’il poursuivait l’improvisation. Le repos produit la détente des organes, et nécessairement l’oblige à faire de nouveaux efforts. Dans la société, on aime ce qui distrait et non ce qui occupe; c’est ce qui fait qu’en général tous les objets qui donnent à penser lassent plus vite que ceux dont la frivolité n’admet aucune réflexion. Tout entière à celles auxquelles l’improvisateur donnait lieu, je ne le perdis pas un seul moment de vue; je l’écoutais avec attention, je rendais hommage à son talent, j’eus du plaisir à l’entendre, mais je souffrais en pensant à tous les dangers auxquels l’exposait sa profession. L’improvisation trop réitérée doit nécessairement entraîner à sa suite ou la démence ou l’apoplexie; il ne nous est pas donné d’outrepasser nos facultés, et on ne le tente jamais impunément. La plupart des improvisateurs font de leur talent une ressource, et pour être toujours en état d’improviser, il faut qu’ils se tiennent en haleine. De là résulte que le sang se porte continuellement à leur tête en trop grande abondance; il sont obligés de marcher beaucoup, de manger peu; ils perdent plus qu’ils ne réparent: de cette manière la vie s’use vite et ne peut être longue.
[45] Un vœu s’échappe de mon cœur, l’humanité l’inspire: je désirerais que l’improvisation ne fût point une profession, un moyen de ressources pécuniaires. Avec toutes les connaissances que l’improvisateur est obligé d’acquérir, ne pourrait-il pas suivre une carrière plus lucrative et qui n’exposât pas à des résultats aussi funestes?
Nota. Corinne est le beau idéal de l’improvisation, mais l’observateur ne s’arrête point à l’illusion; il cherche à pénétrer la vérité, quelque sévère qu’elle puisse être. Le peintre habile fait un chef-d’œuvre du corps humain; l’anatomiste, tout en l’admirant, n’en découvre pas moins toute la fragilité.
Par supplément. — Ce chapitre et la note qui le suit étaient faits depuis plusieurs mois, lorsque les papiers publics* m’ont appris l’arrivée de M. Sgricci à Paris, ainsi que les détails de ses improvisation; ils n’ont fait que m’affermir dans mon opinion et me fournir la preuve de la justesse de mes remarques, sous les rapports physiologiques d’après lesquels j’ai considéré l’improvisation.
M. Sgricci est un improvisateur très extraordinaire; ses connaissances étendues et ses facultés intellec- [46] tuelles en font un prodige; mais parce que ses organes se prêtent mieux que d’autres à d’inconcevables efforts, ceux-ci n’en ont pas moins lieu, et les dangers qu’ils occasionnent sont tout aussi réels. L’incident survenu à la première représentation de M. Sgricci vient à l’appui de mes assertions. Il s’était engagé à improviser une tragédie en cinq actes en vers, sur un sujet donné par le sort; la séance devait avoir lieu sur le théâtre du Conservatoire. M. Sgricci attendait dans une salle voisine que le tirage du sujet fût terminé. On vint lui apprendre que la mort de Stilicon était celui dévolu par le sort, et quoique cet argument lui parût peu favorable, il s’en empara subitement. Mais dans le temps qu’il avait employé à composer à la hâte son plan et à se mettre en mesure pour traiter le sujet donné, le public réfléchit qu’un autre serait moins ingrat. On fit un second tirage. Bianca Capello succéda à la mort de Stilicon. On fut de suite en prévenir M. Sgricci. Le dernier sujet lui parut préférable au premier, lais l’élan de la composition avait eu lieu, l’effort en était fait, un nouveau devenait nécessaire par ce changement. A l’instant même M. Sgricci fut saisi d’une attaque nerveuse, qui effraya ceux qui l’entouraient et qui parut l’effrayer lui-même. Il fut cependant assez heureux pour pouvoir se remettre et s’avança sur la scène, où il développa son sujet, tel que l’histoire le fournissait, et [47] indiqua ensuite de quelle manière il allait en tirer parti pour sa tragédie de Bianca Capello, qu’il improvisa d’une manière sublime. Il n’en est pas moins vrai qu’il y eut une grande imprévoyance à changer ainsi de sujet; mais le jury était composé de poètes, dont l’imagination ardente ne prévoit point les dangers et ne aurait d’ailleurs s’y arrêter. Quant aux gens du monde, le plaisir de la nouveauté est tout pour eux; s’ils trouvent la jouissance qu’ils cherchent, peu leur importent les conséquences. L’inspiration de M. Sgricci ayant été appliquée au premier sujet, il aurait dû refuser le second; il est sorti victorieux de cette épreuve; mais elle pouvait lui coûter la vie en lui occasionnant une attaque d’apoplexie. Il a doublé le travail auquel il est accoutumé; c’est une grande imprudence. Je suis étonnée que dans le nombre de quinze cents spectateurs, aucun n’en ait eu la pensée; c’est que, probablement, ils n’ont attribué qu’à l’esprit un effet qui ne saurait avoir lieu sans le secours de tous les autres organes.
Si j’ai pris intérêt à la conservation des divers improvisateurs que j’ai entendus, celui que m’inspire M. Sgricci s’augmente en raison de sa supériorité et de son grand talent. Dans l’enthousiasme qu’il m’inspire je m’écrie: Pourquoi ne pas en profiter pour faire de belles tragédies dans le silence et le calme du cabinet? [48] Ces lentes productions du génie ne sont-elles pas préférables à ces compositions rapides, si imparfaitement recueillies même par ceux qui les entendent avec le plus d’intérêt?
La gloire à venir de l’improvisateur n’est-elle pas aussi compromise par l’infidélité de la mémoire et des traditions que son existence l’est par les effets de l’improvisation?
Si Alfieri se fût lancé et exercé dans cette carrière, au lieu de composer et d’écrire ses tragédies, jouirait-il d’un nom immortel comme celui dont il sera toujours en possession? Avec l’imagination de M. Sgricci, la facilité de sa verve poétique, ses connaissances acquises, comment borner son ambition à quelques applaudissements passagers, dans une vie qui n’a que la durée d’une songe, tandis qu’il pourrait prétendre à ceux qui se répètent d’âge en âge, et qui honorent ainsi la mémoire de ceux qui les ont mérités? Beaucoup de gens blâmeront sans doute cette remarque, mais elle satisfait le besoin de mon cœur; quand je reconnais le génie, je ne puis me défendre du désir que j’ai que ses œuvres ne soient perdues ni pour la postérité ni pour lui, et je reprocherai toujours à l’égoïsme de préférer la jouissance personnelle d’un moment à la célébrité future qu’un homme supérieur est en droit d’obtenir.
[49] J’éprouve bien des regrets d’avoir été absente de Paris lorsque M. Sgricci s’y fit admirer. Le lui aurais rendu avec satisfaction le juste tribut le louanges qu’il mérite, et il eût été pour moi un sujet précieux d’observations nouvelles.**
* L’Étoile, 16 mars 1824.
** Je ne prévoyais point, lorsque je traçais ces observations, qu’à mon grand regret la fin de M. Sgricci en confirmerait elle-même un jour l’exactitude. Au moment où je livre mes souvenirs à l’impression, puis-je me défendre de rappeler que ce célèbre improvisateur a succombé à Londres à une attaque d’apoplexie.
Notes:
- Collected by:
- AE