Louis Simond, Voyage en Italie et en Sicile

Simond begins with an anecdote of Sgricci’s improvisation of the Death of Socrates. He also describes in detail Sgricci’s performance of the tragedy of Sophonisba and the audience’s favourable reception. He mentions that improvisation is like any other habit.

Performer Name:
Sgricci
Performance Venue:
Rome
Performance Date:
1815
Author:
Simond, Louis
Date Written:
 
Language:
French
Publication Title:
Voyage en Italie et en Sicile
Article Title:
 
Page Numbers:
2:326-9,3:329-38
Additional Info:
 
Publisher:
 
Place of Publication:
Paris
Date Published:
1828

Text:

[2:326] Pendant le peu de jours que nous avons passés à Rome, nous avons en de nouveau le plaisir d’entendre M. Sgricci qui nous a paru tout aussi étonnant que jamais. Quelqu’un, qui nous était bien connu, et qui assurément n’était pas le compère de l’improvisateur, avait proposé, pour sujet, la Mort de Socrate; ce sujet, ingrat en lui- [327] même, et tel que le poète ne l’aurait point choisi, fut désigné par le sort, parmi plusieurs autres proposés par d’autres personnes. Après l’avoir médité quelques instants, M. Sgricci nous improvisa une tragédie dans laquelle il introduisit et exposa avec habileté les opinions les plus remarquables de Socrate; et, si cette circonstance ne rendait pas la tragédie meilleure, ce n’était pas du moins sa faute; les heures qui précédèrent la mort du philosophe s’étant, au fait, passées toutes en discours. Dans tous les cas, cette improvisation faisait honneur aux connaissances classiques du poète. Il y avait introduit, bien ou mal à propos, une petite amourette entre Aspasie et Alcibiade. Il parla, pendant deux heures, avec son énergie accoutumée, et à la grande admiration de ses auditeurs; cependant, s'il y avait des yeux baignés de larmes, d'autres, il faut l'avouer, étaient fermés par le sommeil. Dans le fait, les tragédies de M. Sgricci sont trop longues, et sa déclamation, bien qu’excellente, me paraît trop uniformément passionnée. Les émotions de son auditoire ne peuvent toujours se maintenir à la hauteur des siennes; et, après de vains efforts, on se laisse aller à un état de repos et de distraction. Une jeune personne vive et sensible, dont les impressions n’étaient pas de nature à rester ainsi en arrière, et qui avait constamment suivi le poète à travers toutes les phases de sa tra- [328] gique histoire, entendant ronfler doucement son voisin de droite, détourna la tête, avec un sentiment de mépris, du côté opposé; mais voilà que le voisin de gauche dormait aussi; dans son étonnement, elle se tourne vers son père, placé derrière elle; il dormait! A cette vue, la honte et l’indignation firent place, chez elle, au sentiment du ridicule de cette scène; et, pendant le reste de la soirée, elle ne put parvenir à surmonter entièrement une envie de rire non moins contagieuse, et plus offensante encore que la disposition soporifique. Tout cela néanmoins ne diminue en rien l’admiration que l’on se sent pour le talent miraculeux de cet homme qui improvise un poème dramatique en vers, une longue tragédie sur un sujet donné, après dix minutes de réflexion. Lorsqu’on engage M. Sgricci à écrire, il s’y refuse; il est le premier dans son genre, dit-il, et ne sait pas quel rang il occuperait comme auteur; j’ai vu un sonnet de lui, sur le maréchal Ney, qui m’a paru tout déclamatoire. Il parait étrange qu’on ne puisse pas faire à loisir aussi bien que lorsqu’on est pressé; mais c’est que, dans les deux cas, on ne fait réellement pas la même chose. Un bon discours ne doit pas ressembler à un bon livre, ni un bon livre à un bon discours. Fox et quelques autres grands orateurs échouaient, la plume à la main, et de la manière dont on s’y serait le moins attendu; ils man- [329] quaient de force et de chaleur: de même pusieurs écrivains célèbres se sont montrés incapables de parler; bien plus, on distingue, à leur style, les ouvrages qui ont été dictés: ceux d’Adam Smith en offrent un exemple remarquable.

Le grand talent de M. Sgricci, et peut-être l’irritabilité de son amour-propre, lui ont suscité ici une foule d’ennemis, et l’on croit qu’il sera forcé d’en partir. Naples, m’a-t-on dit, ferme ses portes aux improvisateurs
lib&eactue;raux, et, en effet, ceux qui sont en possession de débiter aux lazzaroni leurs longues tirades sur Renaud et Armide, sont tous ultras.

[…]

[3:329] Rien de plus commun en Italie que le talent de l’improvisation. Des Italiens de tous rangs et des deux sexes, amateurs ou autres, possèdent la faculté de parler en vers pendant des heures entières sur quelque sujet que ce soit, je devrais dire chanter, car leur débit est modulé, ce qui, dit-on, facilite la tâche. On assure même que les bouts-rimés, quand on leur en donne, loin d’ajouter à la difficulté, la diminuent. Les allégories perpétuelles dont ils font usage sont toujours mythologiques. Madame D… ayant couru quelque dan- [330] ger à l’occasion d’une balle mal dirigée, qui, au lieu d’atteindre la cible, avait passé près de sa tête, fut, comme on peut bien croire, félicitée en vers improvisés par ses amis; tous s’accordèrent à mettre Vénus, Vulcain, et les foudres de Jupiter à contribution, reproduisant sans jamais rien d’original.

Lors même que les improvisateurs sont le plus en verve, l’effort est encore trop apparent pour ne pas lasser bientôt ceux qui n’y portent pas un intérêt de convention. Hier cependant, 27 février, nous avons entendu un improvisateur qui sort tout-à-fait de la ligne ordinaire, et dont le talent tient véritablement du prodige. Lorsque la compagnie a été fournis par plusieurs étrangers de notre connaissance qui n’avaient aucun rapport avec l’improvisateur, et ne pouvaient être soupçonnés de s’entendre avec lui. Trois de ces sujets ont ensuite ét&ecacute; tirés au hazard de la boîte où ils avaient tous été jetés. Ces préparatifs terminés, M. Tommaso Sgricci s’est présenté, et j’avoue que la première vue ne m’a pas prévenue en sa faveur. C’est un joli petit homme de vingt-cinq à vingt-six ans, que sa démarche incertaine et sa mise recherchée auraient pu faire passer pour une femme déguisée, sans les touffes noires qui ombrageaient les deux côtés d’un visage male et très [331] expressif. Il portait des escarpins de maroquin jaune, et un pantalon blanc comme la neige; des diamants brillaient sur tous ses doigts, et un collet de chemise, brodé et rabattu sur les épaules, laissait voir son col à découvert. Après avoir lu attentivement les sujets qui lui étaient donnés, 10 l’Armure d’Achille, 20 la création du monde, 30 Sophonisbe; et, après s’être recueilli un moment, il a commencé sans récitatif, sans chant, sans l’accompagnement d’instrument dont la plupart des improvisateurs empruntent le secours. Aucune hésitation, aucun effort ne se faisait apercevoir, et à peine répétait-t-il quelquefois le même vers. Les deux premiers sujets l’occupèrent une heure et demie. Le plaisir que donnait cette facilité admirable était cependant mêlé d’une certaine inquiétude; on s’attendait à voir tarir la source de cette harmonie; on tremblait enfin de le voir tomber d’une si grande hauteur. Cependant cette chute n’arrivait point; toujours la même élocution facile, la même verve, le même jeu de physionomie; on aurait cru entendre un acteur exercé sachant parfaitement bien son rôle. Il nous arrivait par moment de penser que ce que nous entendions était nécessairement étudié, et qu’on trompait notre crédulité; cependant lorsque nous nous rappelions la manière dont les sujets avaient été donnés, il fallait bien abandonner cette idée. Les Italiens ne perdaient pas l’improvisateur de [332] vue un seul instant, et leur attention n’était interrompue que momentanément par des applaudissements vifs et courts, suivis du plus grand silence.

Si nous avions admiré la facilité avec laquelle M. Sgricci avait ainsi improvisé deux petits poèmes, quel fut notre étonnement, lorsqu’il nous donna une tragédie en trois actes, qui ne lui coùta pas plus d’efforts; les personnages étaient Sophonisbe et son mari Syphax, supposé mort, Massinissa et Scipion, Barca, suivante de Sophonisbe, un soldat romain. Revenus de notre première surprise, nous pûmes donner toute notre attention au sujet la tragédie. Le récit que je vais en faire a été communiqué à plusieurs des auditeurs italiens, qui l’ont trouvé juste.

Barca se présente sur la scène, et exprime ses regrets sur les malheurs de sa maîtresse; elle l’a laissée, dit-elle, sur son lit, plus pâle que le linge sur lequel elle repose; ses femmes préparent les ornements don’t elle doit être parée à la cérémonie de son mariage, mais elle n’a pas le courage de s’en occupier elle-même et reste enveloppée de ses habits de deuil. Sophonisbe entre; elle avoue à Barca qu’elle a autrefois aimé Massinissa, mais qu’elle abhorre l’idée de s’unir à l’ennemi de son pays. Massinissa se présente transporté de joie à l’approche de son mariage avec Sophonisbe; elle cherche à lui persuader d’abandonner les Ro- [333] mains. Il lui demande alors quelles sont les qualités qui ont mérité son estime? Ce ne sont pas les charmes de sa figure, ni la force de son bras, mais plutôt la loyauté de son caractère et la fidélité de son cœur; ce cœur lui dictera-t-il de trahir les Romains et Scipion son ami et son bienfaiteur? Il la presse long-temps de ne pas différer son bonheur, et ne lui cache point que c’est le seul moyen d’éviter d’être conduite captive à Rome et d’orner la triomphe du vainqueur. Cette considération semble lever ses derniers scrupules; elle se laisse conduire à l’autel où elle est sur le point de recevoir les vœux de son amant, lorsqu’un soldat se présente tout-à-coup, interrompt la cérémonie, et leur commande de se séparer au nom de Scipion et du people romain. Massinissa s’écrie que Scipion est son ami et non son maître, qu’il lui sacrifierait sa vie, mais jamais son amour. Scipion lui-même paraît, et Sophonisbe se retire. Le Romain se prononce fortement contre l’union projetée, qui rendra Massinissa l’ennemi de son pays. Celui-ci dépeint, avec tout l’enthousiasme de la passion la plus ardente, les vertus de son amante ainsi que ses charmes, parle de la foi qu’il lui a jurée, et déclare qu’il ne peut l’abandonner. Scipion se rend enfin, mais déclare que c’est au risque d’encourir l’indignation du peuple romain. Barca seule occupe encore la scène; un soldat déguisé se présente à [334] elle, demande à parler à Sophonisbe, et lui remet un anneau, qu’elle connaît être celui de son mari. Il vient, dit-il, remplissant les derniers ordres que celui-ci lui donna en mourant, l’arracher à l’esclavage et lui offrir un asile; elle refuse de la suivre, dit que peut-être il est l’assassin de Syphax, auquel il a pris cet anneau. Le soldat lève alors la visière de son casque; il n’est autre que Syphax lui-même! Sophonisbe est sur le point de s’évanouir. Syphax lui dit qu’il sait trop qu’elle ne l’a jamais aimé; qu’elle s’était donnée à lui par obéissance et non par choix; mais l’abandonnera-t-elle dans son malheur? Après quelques instants, elle lui déclare qu’elle est résolue de le suivre. Il lui parle alors d’un passage souterrain qui conduit du temple de Jupiter au bord de la mer, où une barque les attend: minuit sera l’heure du rendez-vous. Massinissa, cependant, impatient d’achever la cérémonie, interrompue à l’autel, rejoint Sophonisbe. Avant de s’y laisser conduire, elle écrit quelques lignes à Syphax, pour lui jurer fidélité et lui renouveler la promesse qu’elle lui a faite de se trouver au lieu indiqué: Barca se charge de la lettre.

Scipion et un soldat romain occupant maintenant la scène; celui-ci rapporte à son général qu’examinant, par curiosité, certaine grotte obscure, près de la mer, une femme inconnue lui [335] avait remis un billet, accompagné de quelques discours mystérieux, et avait disparu. (L’improvisateur s’est ici servi de quelques expressions triviales, qui ont excité un moment la gaieté parmi les auditeurs; mais il n’en a point été déconcerté.) Le général loue la prudence du soldat, ouvre la lettre; et, quoique satisfait d’apprendre ce qu’elle lui découvre, il n’en prend pas moins occasion de se répandre en injures assez peu originales contre les femmes en général, et surtout contre Sophonisbe, dont son ami était sur le point d’être la dupe.

Cependant Massinissa conduit son amante à l’autel de Junon, où elle lui engage toute la foi dont elle peut disposer (équivoque qui n’est pas tout-à-fait excusable), lorsque Scipion entre et remet la lettre fatale à Massinissa. La cérémonie est interrompue, et Sophonisbe se retire. Massinissa, furieux, jure de tuer son rival dans ses bras. Minuit arrive; Syphax est surpris dans le passage souterrain et attaqué par Massinissa, qui le blesse mortellement: il se plaint en tombant d’avoir été trahi par Sophonisbe. Celle-ci paraît, se précipite sur son époux mourant, qu’elle reconnaît publiquement, puis se donne la mort.

L’improvisateur, sans prononcer jamais le nom des personnages, a su les désigner clairement par de simples inflexions de voix et quelquefois en changeant de place. Il s’est servi du vers blanc, [336] de sept syllabes, en usage en Italie pour les sujets héroïques; mais les chœurs, introduits assez fréquemment, étaient en vers rimés de quatre jusqu’à douze syllabes. Il a parlé deux heures et demie, et il est mort deux fois: une fois sur le plancher pour les amateurs anglais probablement, et une autre fois dans son fauteuil, suivant les bienséances françaises, mais toujours également bien, avec énergie, avec grace, sans rien outrer, et fort naturellement. Sa belle voix de basse était tout-à-fait exempte de la prononciation gutterale de l’r, que gâte si souvent la douce harmonie de l’italien. Livré à son inspiration, le jeune fat a fait place au poète, et je répondrais bien qu’il ne s’est pas souvenu une fois de ses bagues et de ses breloques.

Son grand défaut a été l’abondance; avec un peu plus de loisir il aurait pu réduire son ouvrage de moitié, et en aurait doublé le mérite: cependant, cette abondance même est, après tout, admirable. Parler en vers, souvent rimés, pendant deux ou trois heures, serait déjà une tâche assez laborieuse, lors même que l’on n’articulerait que des mots vides de sens; mais composer une histoire intéressante, faire parler plusieurs interlocuteurs conformément à leur caractère, lier les événements et arriver à un dénouement dramatique, produire enfin une tragédie, bonne ou mauvaise, impromptu, n’en fût — ce même que [337] l’ombre, cela semble à tout le monde, excepté aux Italiens eux-mêmes, un véritable prodige. Voici comment ils expliquent l’étonnante faculté qu’ils possèdent, Presque tous, du plus au moins.

« L’harmonie naturelle de notre langue, dissent-ils, et les facilités qu’elle offre pour la poésie, nous induisent en tentation poétique. Dès notre première jeunesse nous faisons des vers, et notre
mémoire, remplie de ceux de nos meilleurs poètes, fait la moitié des frais de la composition. Peu à peu, nous nous accoutumons à y trouver des figures poétiques toutes faites, sur certains sujets principaux qui reviennent toujours.

« Il y a dans notre imagination un tiroir pour chacune des grandes passions humaines, et pour les phénomènes principaux du ciel et de la terre. Celui de la mythologie est le plus grand, celui de la nature le plus petit. L’art consiste à savoir à point nommé mettre la main sur le bon endroit; nous ne nous piquons pas d’originalité, de naturel, ni de goût enfin; nous sommes poètes à la manière des faiseurs de bout-rimés, de logogryphes et de charades. » La fureur de l’improvisation a gâté le talent de plus d’un poète. L’on donnait à un de ces faiseurs de tours de force en poésie six sujets quelconques; il improvisait un vers sur chaque sujet successivement, le septième vers donnant la seconde ligne du premier sujet, le huitième vers la seconde ligne [338] du second sujet, et ainsi de suite; six secrétaires pregnant chacun à leur tour le sixième vers de la longue tirade incohérente, se trouvaient avoir écrit six poèmes distincts, dont le sens, indubitablement fort médiocre, était au moins suivi et régulier. Quand Philidor conduisait plusieurs parties d’échec à la fois, sur des tables placées derrière lui, et les gagnait toutes, il répondait à ceux qui lui en témoignaient leur surprise, qu’il voyait les jeux rangés dans sa tête. L’improvisateur des sept poèmes simultanés les voyait aussi, et telle était la force de sa mémoire, qu’il y voyait également classés tous les lieux communs dont il pouvait avoir besoin, et les tirait mécaniquement de leurs cases respectives, comme un homme de cabinet tire de ses tablettes le livre dont il a besoin, sans hésiter un moment, entre les dix mille volumes dont sa bibliothèque est composée. Le pianiste hésite-t-il un moment sur la touche où il doit mettre le doigt, la regarde-t-il, y pense-t-il le moins du monde? et vous qui parlez, songez-vous aux règles de la grammaire? Votre science est celle de l’habitude, et c’est aussi celle de l’improvisateur.

Notes:

See also the excerpts from the 1828 English translation in this database.

Collected by:
AE