Jacques Casanova, Historie de ma vie

Casanova recounts the mocking that the improvisatrice Corilla undeservedly suffered before and during her coronation at the Capitol. Casanova also describes having read several poems by Maria Fortuna, and then asking Ciaccheri whether the former improvised in the manner of Corilla. What follows is a record of Ciaccheri’s account of why he forbade Fortuna to improvise.

Performer Name:
Corilla; Fortuna; Metastasio
Performance Venue:
 
Performance Date:
 
Author:
Casanova, Jacques
Date Written:
 
Language:
French
Publication Title:
Histoire de ma vie
Article Title:
 
Page Numbers:
11:204-207; 11:211-212
Additional Info:
Qtd from vol. 11, ch. VII (Edn referenced has 12 vols bound in 6 books)
Publisher:
F. A. Brockhaus Wiesbaden Librairie Plon Paris
Place of Publication:
Paris
Date Published:
1962

Text:

[204] Ce moine me fit jouir à Pise des charmes de la société qui faisait ses délices. Il avait choisi deux ou trois filles de condition qui unissaient à la beauté le génie, pour leur apprendre à chanter des impromptus en les accompagnant sur la guitare. Il leur avait communiqué le talent de Corilla qui était alors célèbre, et qu'on a couronnée Poetessa (31), six ans après à Rome dans le Capitole (32) pendant la nuit, là-même où on avait couronné nos plus grands poètes italiens, ce qui causa le plus grand scandale, car dans le fond le mérite de Corilla, quoique unique en son espèce, ne consistait que dans un superbe clinquant. On fit à Corilla couronnée des satires sanglantes, et ceux qui les lui firent eurent encore plus tort que ceux qui profanèrent le Capitole en la couronnant, car tous les traits envenimés par lesquels la noire envie fit tous ses efforts pour déchirer cette femme célèbre ne savaient dire autre chose sinon que la vertu de [205] la chasteté n'était pas sa favorite, ce qui démontrait l'ignorance des poètes qui s'acharnèrent contre elle. Toutes les femmes poètes qui existèrent depuis Homère, depuis les sibylles jusqu'à nous, furent toutes dévouées à Vénus. Sans cela leur nom ne serait pas passé à la postérité, car elles ne pouvaient devenir célèbres que rendues immortelles par les plumes de ceux qui jouirent d'elles. Personne ne connaîtrait Corilla, si elle n'avait pas su se faire des amants, et à Rome on ne l'aurait jamais couronnée, si elle n'avait pas rendu fanatique ce prince Gonzaga Solferino qui épousa après la jolie Rangoni, fille du consul de Rome que j'ai connu à Marseille.

On a placé sur la porte du temple où on a couronné cette femme, le jour avant la nuit où la cérémonie auguste fut faite, ces vers:

Arce in Tarpeja, Cajo regnante, sedentem
Nunquam vidit equum, Roma videbit equam.
Corillam patres obscura nocte coronant.
Quid mirum? Tenebris nox tegit omne nefas*.

On devait la couronner à la lumière du jour, ou jamais; on choisit la nuit, et on a mal fait. Le lendemain du couronnement ces vers étaient affichés par toute la ville:

 

Corillam patres turba plaudente coronant
Altricem memores germinis esse lupam.
Proh scelus! impuri redierunt saecla Neronis
Indulget scortis laurea serta Pius**.

[206] Ce fait est une tache ineffaçable au pontificat de ce pape, qui règne encore aujourd'hui, car il est certain que pour l'avenir aucun poète n'aspirera à un honneur que Rome jusqu'à ce jour-là, bien loin de le prodiguer, n'avait fait que très rarement à des génies qui paraissaient au-dessus de la nature humaine; aussi on afficha au Vatican ce distique:

Sacra fronde vilis frontem meretricula cingit;
Quis vatum tua nunc praemia Phoebe velit***?

Un jeune abbé mit entre les mains de Corilla ces quatre vers sur un grand papier dans le moment que toute tremblante elle entrait dans le théâtre d'Apollon (33) où elle était attendue par un bon nombre de cardinaux, par le Sénateur, et par les conservateurs de Rome. Elle accepta le papier croyant que c'était un éloge, et comme le tétrastique (34) était latin celui qui le lui lut à haute voix fut le prince Gonzaga, qui ne s'attendait pas à l'avant-dernier mot.

Quis pallor tenet ora? Tuos tremor occupat artus?
Ad Tarpeja times tecta movere pedes?
Femina pone metum: sint pronae Heliconis alumnae
Si nec Apollo tibi praesto, Priapus erit****.

On chercha des yeux l'impertinent abbé; mais il était disparu. Le surlendemain du couronnement, Corilla et ses amants partirent tous de Rome, honteux d'être réussis à rendre solennel un tel excès. L'abbé Pizzi, gardien des sacrés bois des Arcades (35), qui avait été le principal promoteur [207] de l'apothéose de la poetessa, inondé de pamphlets et de pièces mordantes de toutes parts, n'osa pour quelques mois plus sortir de chez lui. Mais après cette longue digression, retournons au père Stratico, qui me fit passer à Pise huit jours heureux.

[…]

[211] J'avais lu d'elle des stances qu'elle avait fait imprimer à la gloire de Métastase. Je lui dis cela, elle se lève et va chercher la réponse que ce poète immortel lui avait faite manuscrite. Saisi d'admiration, je ne parle plus qu'avec elle, et toute sa laideur disparaît. Si le matin j'avais eu un entretien délicieux avec la marquise, celui de Maria Fortuna m'a rendu fanatique. En allant avec Ciaccheri à mon auberge, je l'ai mille fois remercié du plaisir qu'il m'avait procuré. C'était une fille à laquelle par hasard il avait découvert un génie poétique, et en trois années il l'avait élevée ainsi. Je lui ai demandé si elle improvisait à la façon de Corilla, et il me répondit qu'elle le voudrait, mais qu'il ne voulait pas le lui permettre, parce qu'il disait que ce serait un dommage que celui de gâter ainsi cette fille.

Ciaccheri soupant avec moi n'eut pas de peine à me persuader qu'il gâterait son écolière en lui permettant de faire des impromptus, car j'étais de son avis. L'esprit du poète, appelé à parler sur une matière quelconque en vers sans avoir prémédité son raisonnement, ne peut dire des bonnes [212] choses que par hasard, car malgré que son entendement soit attaché à la matière qu'on lui donne à discuter, il se trouve le plus souvent détourné par la rime, dont il se trouve esclave malgré la grande connaissance qu'il a de la langue dans laquelle il parle. Il se voit forcé à se servir de la première rime que le hasard lui présente, et n'ayant pas le temps d'en chercher une plus propre à rendre son raisonnement, il ne peut pas dire ce qu'il aurait voulu dire, et il dit ce qu'il n'aurait pas voulu dire, et qu'il n'aurait pas dit s'il l'eût produit la plume à la main. L'impromptu chez les Grecs n'a eu quelque réputation que parce que le poésie grecque, comme la latine, abhorrait la rime. Elle était plutôt soufferte en prose. Mais il n'arrivait pas pour cela que nos grands poètes latins voulussent volontiers parler en vers: ils ne pouvaient en donner que d'énervés, dont après ils se trouvaient honteux. Horace passait souvent une nuit sans dormir pour chercher de bien dire dans un vers vigoureux la chose qu'il voulait dire, et quand il l'avait trouvé, il l'écrivait sur le mur, et il s'endormait tranquille et content. Les vers qui ne lui coûtaient rien étaient les prosaïques dont il se sert magistralement dans plusieurs de ses Épîtres. Nous pouvons apprendre par là que les Latins comme les Grecs entendaient dans tous leurs mots la quantité de la syllabe première même dans les dissyllabes ; vérité que nous ne pouvons pas concevoir puisque nous savons bien que sine***** est un mot de deux syllabes brèves; mais nous n'en savons pas la raison quand nous songeons que nous ne saurions pas le prononcer autrement quand les deux syllabes de ce mot seraient longues.

 

*Sous la règne de Caïus on ne vit jamais un cheval sur le mont Tarpéien [le Capitole],

Rome y verra une jument.
Les sénateurs couronnent Corilla dans la nuit sombre.
Quoi d'étonnant? La nuit couvre de ses ombres toute infamie.

**Les sénateurs couronnent Corilla aux applaudissements de la foule,

Ils se souviennent que la louve est la nourrice de ses rejetons.
Horreur! Crime! Les temps de Néron l'impur sont revenus.
Le Pieux [Pius = Pie VI] concède le laurier à une prostituée.

***Du feuillage sacré la vile courtisane a ceint son front;

Qui, parmi les poètes, ô Phébus, voudrait désormais de tes prix?

****Quelle pâleur monte à ton visage? Quel tremblement saisit tes membres?

Crains-tu de mouvoir tes pieds vers le Capitole?
Abandonne la crainte, ô femme! Que les écolières de l'Hélicon [les Muses] te soient favorables!
Si Apollon n'est pas à tes côtés, ce sera Priape.

*****Sans

Notes:

 

Collected by:
DP